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YVON  BOURREL  -  Texte de JEAN DE SOLLIERS



                La première qualité d'Yvon Bourrel, c'est son originalité, son non-conformisme absolu. Il est à l'opposé de ceux que l'on appelle les avant-gardistes d'aujourd'hui, et qui en réalité ne sont avant rien du tout.
                Est-il un traditionnaliste ? Mais le mot « tradition », actuellement trop galvaudé, ne veut plus dire grand-chose. Beaucoup de gens se réclament d'une soi-disant tradition qui n'est n'est pas autre chose que la dernière mode ou procède d'une interprétation tendancieuse de l'histoire, comme lorsqu'on nous dit que Schoenberg aurait accompli l'évolution de toute la musique, ou que ses successeurs devraient nécessairement arriver à l'aléatoire, ou à l'electronique, et ainsi de suite. Yvon Bourrel pense que c'est là privilégier arbitrairement de simples déviations d'un grand courant beaucoup plus général, courant dans lequel il ne se soucie nullement de s'assigner une place fixe pas plus que de se construire artificiellement une généalogie, ni de voir une logique aboutissant nécessairement à telle ou telle esthétique. Il pense que ce n'est pas à lui de se situer. Il crée, tout simplement, avec une abondance et une sûreté qui ne lui cachent pas les problèmes posés par les heurts de notre époqie de transition, certes, mais de transition vers on ne sait encore quoi.
                Un musicien est un homme qui vit dans son temps : tout le monde est d'accord sur ce point. La question est de savoir comment sa sensibilité et son intelligence vont réagir devant cette époque qu'il n'a pas choisie. Va-t-il hurler avec les loups ? C'est la solution de la facilité et de l'arrivisme, celle des gens qui n'ont pas d'originalité. Suiveurs ils sont, suiveurs ils resteront quitte à retourner leur veste chaque fois que la mode changera. Ce n'est pas la solution d'Yvon Bourrel, artiste responsable et toujours original, qui dénonce l'imposture de ce qui est, de fait, la musique officielle d'aujourd'hui.
                Cette attitude inconditionnelle le mène-t-elle à la solitude, à l'incommunicabilité de celui qui ne parle pas la langue des autres ? On pourrait le penser si on ne connaissait pas ses œuvres. Et pourtant, chose étrange, c'est le contraire qui se produit. Il suffit d'entendre sa musique pour y entrer de plain-pied, et pour être immédiatement conquis. C'est une expérience qui se renouvelle à chacune de ses premières auditions devant un public non prévenu. Dès le début, on éprouve une impression de libération. Avant même d'y avoir réfléchi, on sent qu'on est dans la musique, dans la beauté. Toujours les plus belles mélodies – Yvon Bourrel est un grand mélodiste- des harmonies savoureuses, des rythmes qui nous enchantent.
                Alors, est-il un musicien de la facilité ? Rien ne serait plus faux que de le croire. Sans doute Yvon Bourrel excelle dans la musique de pur divertissement. Les Chantefables opus 13, d'une cocasserie irrésistible, le délicieux Divertissement pastoral opus 15, l'adorable Ballade pour deux flûtes et harpe opus 30, en témoignent avec une éloquence suffisante. La musique de séduction sensuelle, mais toujours d'une poésie raffinée, donne lieu aussi chez lui à des réussites particulièrement savoureuses comme les Poèmes d'Eluard opus 20, de Nerval opus 45, de Ronsard opus 51, aussi bien que les Variations sur un thème de Rameau opus 50 ou même certaines pages de la noble 2e symphonie opus 52. Mais dans toute cette partie de son œuvre, qui n'a pas honte de plaire, et qui y parvient par les moyens les plus probes, on ne trouvera jamais la moindre concession, le moindre appel du pied qui compromettrait l'image du grand art.
                C'est peu dire que la musique d'Yvon Bourrel est étrangère à toute vulgarité. Il y a chez lui un tel raffinement inné, un tel instincts des moyens les plus exquis mais aussi les plus nobles, que même dans des pages de charme ou de fantaisie, il y a quelque chose qui va plus loin, et plus haut que la plaisir immédiat que nous y prenons. Ce quelque chose de plus haut, qui est l'essentiel, nous le retrouvons, magnifié, dans les œuvres plus sérieuses, qui sont, de loin, les plus nombreuses à son catalogue.
                Si nous voulons essayer de définir ces travaux de longue haleine et de haut vol par opposition aux miniatures, dont nul ne peut d'ailleurs nier le charme irrésistible, nous devons nous tourner vers les pages maîtresses comme les sonates, les quatuors ou les symphonies, qui sont des pages parfaitement accomplies.
                Ici, un grand maître s'exprime avec une largeur de vues qui, paradoxalement, n'exclut nullement la plus grande économie des moyens. Mais on y chercherait en vain ce dépouillement, cette sécheresse punitive dont doivent se contenter tant de compositeurs moins inspirés, quand ils abordent le style sévère. Rien de sévère au sens péjoratif chez Yvon Bourrel, qui rend tout vivant, souple, chaleureux, d'une éloquence persuasive. Si ses œuvres plus légères sont à l'opposé de toute vulgarité, ses œuvres sérieuses ne sont jamais ennuyeuses. En elles, pas de longueurs, ji de temps morts. Elles sont comme des drames qui nous concernent directement, où les tensions ne durent que ce qu'il faut, et préparent avec force les détentes qui nous comblent d'autant plus qu'elles arrivent exactement au bon moment, pour notre joie, sans aucun délayage, avec une concision qui va droit au but.
                L'admirable Trio opus 46 est typique de cette puissance dramatique allant jusqu'au sentiment funèbre, puis maîtrisée, montant de l'abîme vers la lumière. Le 7e Quatuor, avec ses récitatifs pathétiques, la fureur de son Scherzo, sa valse fantômatique et inquiétante, aboutit à un Largo où tous les thèmes précédents sont médités et comme soupesés pour trouver leur place dans une construction éclairée d'un rayon d'espoir, rendu pourtant interrogatif par une ambiguité majeure-mineure. A l'inverse, le rayonnant 6e Quatuor (écrit après le 7e) nous apporte tous les parfums du Roussillon, cher à son auteur, mais sa force de construction n'est pas moindre avec, à la fin, son éclatant choral figué, au contrepoint superbement étagé.
                Et il faudrait citer bien d'autres œuvres, comme les sonates pour violon et pour violoncelle, ou les deux symphonies, viriles et sensibles, dont le magnifique coloris orchestral si fort et si délicat est un régal pour l'oreille aussi bien que pour l'esprit.
                Car la musique d'Yvon Bourrel, même dans les moments les plus dramatiques ou les plus méditatifs, n'oublie jamais la part nécessaire de la sensualité auditive, ni la délectation sans laquelle nous ne pourrions pénétrer dans l'univers fascinant que nous ouvre ce qui est, justement, l'art des sons. C'est la mauvaise musique qui est, comme l'enfer, pavée de bonnes intentions et qui néglige la réalisation effective au nom d'un « à quoi bon » paresseux et d'un « pourquoi pas » complaisant.
                Musicien responsable, Yvon Bourrel respecte le langage musical. Il en a compris très tôt la dignité et le pouvoir expressif, d'autant plus grand qu'on en accepte les contraintes nécessaires. Dans le débatt qui divise et déchire la musique d'aujourd'hui, il a fait son choix, irrévocable. Sauf dans un ou deux essais expérimentaux d'extrême jeunesse, il est résolument tonal. Sans aucun académisme, d'ailleurs ; tout chez lui est original et coule de source. Du reste, il module beaucoup, à des tons très éloignés, d'une façon toujours inattendue. Pas d'enchaînements pré-fabriqués, pas de cadences banales, mais toujours la vie, la mobilité, le passage à autre chose. Cette grande instabilité tonale, image de la fluidité des sentiments, n'a rien d'une prolifération anarchique ; elle est libre d'allure mais toujours logique, donnant à chaque transition son caractère expressif. Les résolutions exceptionnelles introduisent la variété dans son discours, mais sans mettre en cause la couleur tonale évidente de l'ensemble.
                Tonale, on devrait dire modale, car le modalisme baigne toute la musique d'Yvon Bourrel. En particulier le mode lydien, plus agreste, plus vert, et le mode phrygien, d'une indicible mélancolie élégiaque. Ces modes sont en quelque sorte le sol nourricier de la musique d'Yvon Bourrel, solidement ancrée dans le terroir français, dont le folklore est toujours sous-jacent par son coloris et, plus encore, par son esprit.
                A l'analyse, on s'aperçoit que le langage harmonique d'Yvon Bourrel, son traitement des dissonances, des fausses relations et les principales caractéristiques de son style s'expliquent par sa tendance avant tout modale. L'usage de nombreux accords parfaits y trouve une fraîcheur renouvelée, et sait nous donner la joie de l'imprévu, nous prouvant que le système tonal n'est nullement usé et qu'il est au contraire riche de possibilités infinies, ne serait-ce que par les modulations toujours neuves qu'il permet. A condition bien entendu, et c'est le cas, que l'on sache s'en servir, et que l'on connaisse à fond les principes savoureux, ce qui est plus difficile que de rester dans l'indifférencié d'un atonalisme monotone. Il y faut une pleine lucidité, qui n'est pas possible sans une science accomplie du langage musical.
                On a quelque scrupule, à notre époque d'irresponsabilité, de saluer la grande science d'Yvon Bourrel. Il faut pourtant le faire, contre tous les usages de la mode, d'autant que sa parfaite connaissance des moyens, loin de nuire à la part instinctive et sensible qui est la base de son tempérament artistique, donne au contraire à son écriture cette souplesse et cette efficacité qui sont les signes visibles de son inspiration. Mais sa science, qui lui vient de la méditation des chefs-d'œuvre plus que des manuels scolaires, est exempte de tout pédantisme, et ses tours de force d'écriture ont l'élégance de se faire oublier. Dans ce domaine aussi, nous avons affaire à un maître.
                Son contrepoint si riche est à la fois solide et léger. Et, ce qui est rare aujourd'hui, il sonne toujours. Chaque partie est intéressante pour elle-même et la rencontre des lignes donne lieu à des harmonies cohérentes. Le canon, la fugue n'ont chez lui rien de scholastique : ils sont porteurs d'expression, comme dans le puissant fugato qui orne le premier mouvement de la 1e symphonie.
                Cela nous amène à une constatation plus générale. On a la joie ici de trouver un auteur qui domine avec aisance les grandes formes : sonate, lied, rondo ou variations, ce qui lui permet, par l'art de la construction, de soutenir l'intérêt d'une œuvre fortement unifiée dans sa diversité, comme un quatuor ou une symphonie.
                Le premier mouvement de la sonate pour piano opus 53 est significatif à cet égard. On y retrouve la forme classique mais revitalisée de l'intérieur par la curieuse équivoque, à la fois conflit et complicité de deux thèmes, l'un tourmenté et impatient, l'autre, un choral translucide mais d'un chromatisme touchant. La véhémence du premier a donc contaminé la supplication du deuxième, et si la coda revient aux figurations fiévreuses du début, elle est pourtant transfigurée par la clarté du mode majeur.
                De même, le puissant dynamisme du premier mouvement de la 1e symphonie est attisé par une cellule de deux notes, les deux premières de l'œuvre, que l'on ne retrouve ensuite qu'à l'analyse, mais qui est le cœur de ce morceau si heureusement varié. Le fait que cette cellule soit souvent confiée aux cuivres n'est pas non plus indifférent, et nous montre que l'écriture instrumentale n'est pas moins ferme que la pensée qu'elle colore ; sans recherches excessives de sonorités alambiquées qui nuiraient à l'essentiel, elle est toujours parfaitement adaptée à son contenu, tout en étant un plaisir sensuel par elle-même. Signalons à ce sujet la merveilleuse transparence orchestrale d'Yvon Bourrel, sans empâtements inutiles, avec l'éclat des timbres, la délicatesse de leurs mélanges, et l'air qui circule à travers les reflets changeants des couleurs, dans la force comme dans la douceur. Admirons aussi, dans la musique vocale, une écriture qui respecte la voix humaine et prolonge le texte littéraire, en dégageant ce je ne sais quoi, qui est justement sa poésie intime.
                Voici donc un grand musicien, un maître authentique, qui s'est donné pour tâche de maintenir la grande tradition tonale et modale de la musique véritablement expressive.
                Sa position est assez originale pour être soulignée, à notre époque de confusion et de rupture. Il a relevé le défi de ceux qui disent ‘On ne peut plus. » Lui, il peut. Il prouve le mouvement en marchant. Il a rejeté toutes les consignes du snobisme, tous les interdits absurdes de ceux qui se veulent modernes en détruisant, ce qui est plus facile que de construire.
                Par là même, il s'est fermé bien des portes dans les milieux influents où règne un certain conformisme à la mode. Nous ne saluerons jamais trop cette attitude courageuse et le désintéressement qu'elle implique. Sa noblesse hautement exemplaire n'a d'ailleurs pas seulement une valeur morale. Car c'est elle qui nourrit un humanisme profond puisé dans la nature et la culture, et qui permet à Yvon Bourrel de nous dire, dans le langage le plus exquis et le plus dépourvu de toute prétention, ce qui est digne, le plus strictement, de nous toucher.


POST-SCRIPTUM  (1987)
                Depuis que ces lignes ont été écrites, Yvon Bourrel n'est pas resté inactif. Son catalogue s'est accru de près d'une vingtaine d'œuvres, souvent de grandes dimensions, et a dépassé le numéro d'opus 71. Il serait sans doute artificiel de distinguer différentes manières dans cette abondante production ; mais on peut y remarquer une sorte d'approfondissement, de maturation, perceptible dès la sonate opus 55 pour hautbois et piano, plus encore dans les merveilleux Chants persans opus 57, d'une grande puissance expressive, et qui trouve son couronnement dans l'admirable 8e quatuor opus 65, ainsi que dans la 3e symphonie « da camera », dédiée à la mémoire de Joseph Haydn, œuvre qui n'a rien d'un pastiche, mais qui est vraiment un classique de notre temps.
                Ce n'est pas que le langage de l'auteur ait subi une évolution à proprement parler ; il reste toujours fidèle à la musique expressive, ce qui implique le maintien du système tonal et surtout modal. Mais la ligne mélodique est devenue plus souple, et l'harmonie plus sensuelle. Il n'est pas étonnant que les œuvres vocales deviennent plus nombreuses, comme les deux Poèmes d'Alain Fournier opus 69, qui suffiraient à mettre l'auteur au premier rang de la musique française.
                La musique religieuse est représentée, entre autres, par le Cantique des Créatures opus 62, vaste cantate d'une grande élévation de pensée sur le texte célèbre de Saint François d'Assise. Mentionnons également une Messe pour chœur mixte et cuivres opus 70, d'une ferveur concentrée, et terminons par le merveilleux concerto pour violon et orchestre opus 71, créé récemment (avril 1987) avec un succès triomphal.
                La carrière extérieure d'Yvon Bourrel continue sans tapage, mais non sans gloire. Il est nommé chevalier des Arts et Lettres. Mais on lui refuse toute commande de l'Etat et toute exécution officielle. Curieuse époque qui veut bien reconnaître les vraies valeurs avec des décorations qui ne lui coûtent guère, mais à condition de ne rien faire pour les faire connaître comme elles le mériteraient.
                Les responsables officiels, qui n'hésitent pas de temps en temps à se faire eux-mêmes des commandes bien rétribuées, écartent soigneusement la musique d'Yvon Bourrel sous prétexte qu'elle ne serait pas écrite dans le langage actuel. Mais ils auront peine à nous faire admettre qu'ils savent, mieux que le vrai public, ce dont notre époque a réellement besoin.
                Ne se trouvera-t-il pas un organisme responsable, dans le plein sens du mot, qui cesserait de tenir à bout de bras des déchets qui, au demeurant, n'intéressent à peu près personne, pour rendre enfin justice à un maître authnetique comme Yvon Bourrel ?

                                Paris – Mai 1987               
                                JEAN DE SOLLIERS

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