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Entretien avec Yvon Bourrel



Années de formation
               
Quels acteurs de la vie musicale croisez-vous  durant vos années de formation à Paris ?

                Après le Baccalauréat (en deux parties), en 1952, j'ai été reçu premier au concours d'entrée au lycée La Fontaine, à Paris. On y préparait le C.A.E.M. (Certificat d'Aptitude à l'Education Musicale, dans les collèges et les lycées). C'est là que j'ai étudié l'harmonie avec Henri Challan, professeur très estimé en ce domaine. Cependant l'enseignement n'était pas la voie que je voulais suivre (je l'ai pourtant suivie!). C'est pourquoi j'ai téléphoné un jour, avec un ami, à Darius Milhaud dont certaines pièces (Scaramouche, le Bœuf sur le toit, Saudades do Brasil, etc…)me plaisaient beaucoup.  Nous avons été reçus quelques jours après notre coup de téléphone. Milhaud habitait au 10 boulevard de Clichy. Sa femme nous avait répondu que "le Maître nous recevrait pour quelques minutes" En fait, nous sommes restés près d'une heure.  Je lui avais  apporté mes « Six petites pièces pastorales » pour piano, le les ai jouées, il tournait les pages et m'a dit: "Vous êtes évidemment très doué, venez comme auditeur dans ma classe quand vous voulez."  Il m'a pris comme auditeur dans sa classe, il m'a aussi conseillé de prendre des leçons de contrepoint avec Madame Simone Plé-Caussade. Au bout d'un an, après avoir obtenu la première partie du C.A.E.M., j'ai quitté La Fontaine pourme consacrer uniquement à la composition et à l'étude du contrepoint. Darius Milhaud alternait chaque année avec Jean Rivier, dont je n'ai gardé que peu de souvenirs, si ce n'est d'un homme très courtois mais un peu distant. Dans la classe de Milhaud, je me rappelle avoir cotoyé Gilbert Amy, qui s'essayait déjà à écrire de la musique « sérielle », Betsy Jolas, Maguy Lovano, la fille du chanteur, Jacques Boisgallais, Jacques Bondon, Pierre Hasquenoph, et d'autres dont j'ai oublié le nom…


Les débuts de la carrière.

Quel fut le premier concert? Le premier enregistrement ?

                Ma première œuvre jouée fut la sonate pour saxophone alto et piano, opus 18, créée à Paris le 24 mars 1966 dans une petite association parisienne, le Triptyque, je pense. Les interprètes en étaient Georges Gourdet - qui m'avait commandé l'œuvre - et Gilbert Mellinger. Quant au premier enregistrement commercialisé sur CD, ce fut celui du Requiem,  de l'octuor et des Poèmes persans, en juin 1999, par l'orchestre de chambre de Valenciennes dirigé par Jean-Marie Gibellini.

Genèse d'un style


            Vous avez toujours  gardé beaucoup de respect pour Darius Milhaud; que vous a-t-il apporté? En quoi l'enseignement de Milhaud se retrouve-t-il dans votre musique? Le regard que vous portez à présent sur Milhaud est-il le même qu'autrefois?

                J'ai été influencé à mes débuts par certains membres du Groupe des Six: Poulenc et Milhaud, notamment dans la Sonatine opus 2, les Six petites pièces pastorales, la Sonatine pour flûte et piano, la première sonate pour alto et le premier quatuor à cordes (que je n'ai jamais entendu!). Milhaud m'a apporté ce qu'il appelait la « continuité mélodique ». Il attachait une importance primordiale à la mélodie. De plus, il n'aimait pas les rabâchages inutiles, les développements trop longs, les formules toutes faites. Je me suis servi, au début, de la polytonalité, mais je me suis aperçu que ce procédé d'écriture ne me convenait plus, sauf rares exceptions, pour les œuvres suivantes.  Quant à Milhaud lui-même, j'aime toujours certains quatuors, mais la musique symphonique me paraît, avec le recul, très brouillonne, très inégale, avec un laisser-aller d'écriture qui ne me satisfait plus.

Comment définiriez-vous cette "continuité mélodique" dont parlait Milhaud ?
Il donnait comme exemple le début de la cinquième symphonie de Beethoven, qui, sans les répétitions rythmiques, devient une mélodie continue, qui ne retombe jamais, avec un souffle extraordinaire.


                Quels maîtres du passé ont nourri votre propre réflexion de musicien, et peut-être votre travail?

                Parmi les maîtres du passé, j'ai été nourri de Haydn et de Beethoven. Leur rigueur et aussi leur fantaisie, leur imprévu, concernant la forme et les idées musicales m'ont certainement influence, même inconsciemment.


                Dans votre première symphonie, il semble que le 1e mouvement se rappelle Sibelius et l'on entend, dans le 2e mouvement, une citation du 2e mouvement de la 3e symphonie de Magnard. Est-ce fortuit?

                En effet, ma première symphonie a été conçue après la découverte de Sibélius, et de ses 5e et 7e symphonies surtout. En plein marasme atonal et sériel, entendre une œuvre (la 7e) écrite en ut majeur, dont le début baigne dans cette tonalité un long moment, m'a fait un effet surprenant et m'a subjugué. Ce compositeur quasi-inconnu en France, avait donc osé continuer à écrire tonal, alors que la « Trinité » viennoise existait déjà. Quant à Magnard, je découvris alors sa 3e symphonie, avec son robuste sens de la nature. La citation n'est d'ailleurs pas textuelle. Ce sont quelques mesures « à la manière de », et ce n'est pas fortuit.




                Tribulations d'un compositeur tonal à l'ère atonale?

                Avez-vous souffert de cette période? De quelle façon?

                Bien sûr, j'ai souffert de cette période. A force d'entendre dire que l'on ne peut plus écrire de façon tonale, on se pose des questions et l'on se dit: à quoi bon ?  De toutes façons, on ne sera jamais joué, ni édité, on n'aura jamais de commandes, etc… Et l'on sera considéré comme un passéiste inutile, un « épigone » comme on disait, ou, pire, un « hédoniste »
Jean de solliers, lorsqu'il était producteur à France-Musique, avait programmé ma sonate pour violon et piano opus 43; le lendemain, il a été convoqué par le directeur de cette chaîne et on lui a fait la leçon: ce n'est plus possible d'écrire ce genre de musique, tonale.  J'ai donc été censuré. A la suite de l'émission, Jean de Solliers a toutefois reçu quelques lettres élogieuses, dont celle d'Hippolyte Corbes avec qui j'ai correspondu quelques années durant. Vous-même, lorsqu'au nom de votre association, avez apporté la partition de ma 3e symphonie au Ministère de la culture, afin de solliciter une commande d'état, avez dit à la personne qui vous recevait qu'une oeuvre non avant-gardiste n'avait guère de chances d'être choisie; on vous a répondu, m'avez-vous rapporté: "Non, en effet, on ne les lit même pas." Il n'y a donc pas eu de subvention pour la création de la 3e symphonie...qui n'a jamais été créée...
D'ailleurs, cette censure n'est pas un mystère, sauf ceux qui ne veulent pas savoir.



                Que pensez-vous de l'attitude de Puccini et Ravel allant écouter du Schoenberg?

                Puccini et Ravel ont eu raison d'écouter du Schoenberg .  L'essentiel, c'est que, chez Ravel surtout, bien que l'influence de Schoenberg soit, dans de rares œuvres, indéniable -les Chansons madécasses- ils n'ont jamais renoncé au système tonal, et n'ont jamais adopté le sérialisme. Moi-même, j'ai beaucoup écouté Schönberg et Webern pour me faire une opinion. J'ai compris que c'était une tragique impasse. Que de temps perdu !


                Dans certaines œuvres souffle, me semble-t-il, un « esprit de révolte »: 7e quatuor à cordes, concerto pour violon, finale de la 2e sonate pour alto; une ténacité combative, ou de la révolte, ou de l'accablement, parfois. Cela a-t-il à voir avec l'époque que vous avez traversée? Ou s'agit-il d'autre chose?

                En effet, l'époque traversée ne rendait pas optimiste, et sans doute certaines œuvres s'en ressentent-elles. Mais d'autres compositeurs, Chostakovitch en particulier, me redonnaient espoir, bien que ses œuvres soient souvent sombres et tristes. Dans le 7e quatuor, l'influence de Chostakovitch est indéniable, plus que le fait de traverses une période de dictature musicale.



                Vous avez reçu le soutien de certaines personnalités: Jean de Solliers, Vladimir Jankelevitch, le critique anglais Richard Noble. Ces rencontres ont-elles eu une influence sur votre travail de compositeur? Quel rôle ont-elles joué?

                Jean de Solliers est arrivé à un moment où j'étais sur le point d'abandonner l'écriture. Il m'a redonné courage, par les discussions que nous avions, par ses opinions, ses appréciations et par sa culture immense dans tous les domaines. Et Jankelevitch, connu plus tard, par ses appréciations sur ma musique, que je trouvais si justes et sensibles, m'a fait sentir à quel point il la comprenait. Quant au critique anglais, Richard Noble, je me suis dit qu'en Angleterre, les critiques n'étaient  peut-être pas aussi obtus qu'en France, mais j'ai appris que dans ce pays, à la même époque, l'avant-garde régnait comme en France, en Allemagne et en Italie !

               


Le terreau de l'imagination               

                Dans une brochure qu'il vous a consacrée  Jean de Solliers évoquait votre double ascendance, languedocienne et « nordiste » (picarde, pourrait-on dire, Valenciennes ayant fait partie de la Picardie historique, « Picardes de Valenciennes » écrit Villon dans la Ballade des femmes de Paris). Ce sud et ce nord ont-ils laissé des traces dans votre musique?

                J'ai vécu le plus souvent dans le nord, et ce n'est que durant les grandes vacances que nous descendions dans le sud. C'était chaque fois un éblouissement: le soleil, les paysages, la cuisine différente, mais aussi le « farniente ». Pour travailler sérieusement, il vaut mieux être dans le nord. Disons que le sud apportait la fantaisie, la rêverie, et le nord, le travail bien construit, plus sérieux.

                Vous aimez Fauré et Déodat de Séverac; vous avez d'ailleurs mis en forme des esquisses du Roi Pinard; ce goût est-il purement musical, ou s'y mêle-t-il une connivence entre musiciens du « sud »?

                J'ai découvert assez tard Déodat de Séverac, dont on ne jouait que « Ma poupée chérie ». Lui me semble vraiment méridional, alors que Fauré a vécu surtout à Paris; il a quitté l'Ariège à dix ans.Cela dit, j'aime énormément Fauré, mais ce n'est pas pour moi un compositeur méridional. Déodat, oui, c'est le Languedoc.

                Les paysages ont-ils eu une influence sur votre imaginaire  musical?
                Je ne suis pas un visuel. Je pense qu'on ne peut pas décrire un paysage en musique. Mais on peut ressentir des impressions que l'on traduit par la musique.

                Vos souvenirs d'enfance vous entraînent-ils plutôt au nord ou au sud?

                Mes souvenirs d'enfance vont plutôt vers le sud, car ils sont très liés aux grandes vacances.

Le quatuor du Roussillon revêt-il quelque chose d'autobiographique ?
Autobiographique, non. Mais la nostalgie du Midi, oui. J'ai écrit ce quatuor en même temps que le septième, lors de vacances ... en Bretagne. Le septième m'a été inspiré par le tombeau de Chateaubriand que je venais de voir.

                Quel est votre rapport au folklore?

                Je me suis beaucoup intéressé au folklore, et je l'ai souvent employé, tel quel ou imaginaire. J'ai fait étudier à mes élèves de collège de nombreux chants folkloriques, essentiellement français, du Languedoc, des Cévennes, de Bretagne, et je m'en suis moi-même imprégné. A part d'Indy, et quelques autres, les compositeurs français n'ont pas exploité cette richesse, comme l'ont fait les Espagnols, les Russes, les Hongrois, et c'est bien dommage !


Le langage               

                Dans vos propos, revient très souvent le terme « modulation », vous aimez les modulations chez Schubert, vous admirez les franco-flamands, mais regrettez qu'ils ne modulent pas? La modulation paraît être centrale pour vous.

                La modulation est très importante pour moi et, si dans mes œuvres récentes elle est un peu moins présente, dans la plupart de mes œuvres elle fait naturellement partie de mon langage. On peut ainsi changer de couleur, d'atmosphère, d'expression. J'ai horreur des musiciens comme Philipp Glass ou Steve Reich qui ne modulent pas, ou des musiques atonales, puisque par définition il ne peut y avoir de modulations, puisqu'il n'y a plus de tonalité. Quant aux Franco-Flamands, on ne modulait pas à cette époque, mais on compensait, pour éviter la monotonie, par une écriture très raffinée, très savante. Ce n'est pas le cas de Philipp Glass !


                Selon vous, quels traits, dans votre langage musical, témoignent de l'appartenance à votre époque, c'est-à-dire à l'époque actuelle?

                Le fait de beaucoup moduler, justement,. Déjà, avec Fauré, on est arrivé à un langage très modulant. Le fait, également, de ne pas forcément, bien que cela m'arrive, suivre les rapports de tonalité classiques: premier thème à la tonique, deuxième thème à la dominante ou au relatif majeur, etc…Le fait aussi, dans l'harmonie ou le contrepoint, d'employer un langage beaucoup plus libre qu'auparavant. Inutile d'employer des gadgets à la mode , clusters, collages, sérialisme...pour être « moderne » .


La forme               

                A première vue, vous respectez les formes classiques: symphonies en quatre mouvements, sonates en trois ou quatre mouvements, mais on s'aperçoit vite que la structure, dans votre production, ne prend rien de rigide. Quelques exemples, parmi bien d'autres: votre 7e quatuor se donne en un seul mouvement, mais fragmenté;
dans plusieurs opus, les mouvements s'enchaînent grâce à des transitions très habiles, parfois surprenantes: le 3e mouvement de la 2e sonate pour alto se relie très logiquement au précédent, auquel pourtant il ne ressemble guère: rupture et continuité.  En considérant l'opus 119, on pourrait penser qu'il s'agit d'une succession assez fortuite, sans ordre pré-établi, cependant une structure semble se dessiner et cet opus constitue une sorte de cycle très libre, on imagine mal un autre ordre et l'on imagine tout aussi mal de séparer l'une des pièces de l'ensemble. D'ailleurs, les poèmes auxquels vous avez choisi de répondre musicalement présentent une étroite parenté thématique.
                Vous êtes-vous souvent posé la question de la forme? La forme, du moins, vous donne-t-elle matière à réflexion? Et comment vous situez-vous par rapport aux formes classiques?

                Une œuvre « informe » n'est pas concevable pour moi. Cela dit, il faut traiter la forme avec beaucoup de souplesse, comme Fauré et Debussy, entre autres, l'ont fait, mais ne pas se livrer à un laisser-aller, comme Milhaud dans ses mauvais jours. Pour l'opus 119, une pièce modérée ou rapide alterne avec une pièce plus calme: Modéré, Calme, Allant, Calme, Tumultueux, Lent.

Cette souplesse dans le traitement de la forme, comment, selon vous, se révèle-t-elle dans votre oeuvre ?
Il faut, à mon avis, toujours suivre des schémas "classiques", mais, suivant l'inspiration, prendre des libertés, car la musique doit être un discours cohérent, avec des points de repère, des thèmes que l'on reconnaît, il faut ménager des contrastes aussi, mais il n'est pas nécessaire de se montrer aussi strict que les grands classiques: premier thème à la tonique, deuxième thème à la dominante ou au relatif majeur, réexposition quasi textuelle, etc... Surtout, ne pas râbacher, ou répéter inutilement...D'ailleurs, chez Mozart, le développement est souvent très court, ou même n'a aucun rapport avec ce qui précède, alors que dans la troisième symphonie de Beethoven il est très long, avec un nouveau thème qui surgit. tout est question de fantaisie, de liberté dans une forme au départ stricte, mais qu'il faut transgresser.

                Peu de compositeurs français ont  pratiqué assidument  l'art du quatuor à cordes; vous en avez écrit dix. D'où vient de goût pour le quatuor?  Pourquoi ce genre vous attire-t-il?

                J'aime la sonorité des cordes, et le fait qu'on ne peut pas tricher en écrivant un quatuor à cordes: quatre instruments et l'on doit dire l'essentiel sans avoir recours à la magie de l'orchestration (ou au « cache-misère » de l'orchestration). Les quatuors de Beethoven ont été, depuis l'âge de treize ou quatorze ans, ma Bible.


Rapport avec les interprètes et le public               

                Britten a dit un jour: La musique se joue à trois: le compositeur, l'interprète et le public. Que vous inspire cette remarque? Quel est, selon vous, le rôle de l'interprète et celui du public dans la musique?

                Je ne pense jamais, lorsque j'écris une œuvre, à l'interprète ou au public. Cela dit, l'interprète a énormément d'importance, mais malheureusement on ne peut pas toujours choisir ! Quant au public, si l'accueil est chaleureux, on se rend compte que le but qu'on s'était fixé a été atteint. Toutefois, si on pense que l'œuvre que l'on présente semble réussie et si l'accueil n'est pas très favorable, cela n'a pas beaucoup d'importance.

                Les interprètes aiment à parler de leur « liberté d'interprète ». Comment voyez-vous cela? Qu'est-ce, pour vous, une bonne interprétation?

                Une bonne interprétation doit, avant tout, être fidèle, scrupuleusement, au texte. La personnalité et le talent de l'interprète doivent s'exprimer par le toucher, s'il s'agit d'un ou d'une pianiste, par la sonorité, la fantaisie dans la rigueur, l'art de faire ressortir certains éléments, mais tout est écrit dans le texte. Encore faut-il le comprendre !

                Parmi tous les interprètes, célèbres ou non, que vous connaissez, lesquels  admirez-vous, et pourquoi?

                J'ai beaucoup aimé Norrington et Gardiner parce qu'ils ont voulu revenir aux tempi exacts dans les symphonies de Beethoven. J'aime aussi Carlos Kleiber, Bernstein dans Mahler notamment, pour sa sincérité et sa conviction, Mariss Jansons et Claudio Abbado, entre autres (j'en oublie), Jochum dans Bruckner, Paray dans la musique française,; pour le piano, Kempff, Richter (quoique dans certaines œuvres, il lui arrive de se tromper au niveau du tempo…) et d'autres…Par contre, je déteste Glenn Gould. En fait, il faudrait plutôt parler des interprètes que l'on n'aime pas, et pourquoi. Car il y a de très bons interprètes et on ne peut pas tous les citer. Mais les mauvais ou les médiocres, il y en a aussi.





Message

                Lorsqu'on entend certaines de vos œuvres, je pense par exemple à la sonate pour violon, à celle pour violoncelle, à la 2e sonate pour alto, on peut avoir l'impression d'une musique « narrative ». Le poète parle, dirait Schumann; qu'en pensez-vous?

                Je ne pense pas « narrer » quelque chose lorsque j'écris une œuvre. Mais Jean de Solliers, dans ses commentaires sur ma sonate pour violon et piano opus 43, trouvait  une narration « Il était une fois… » De ma part, en tout cas, c'est inconscient.  Car il n'y a aucune arrière-pensée, sinon la musique.

                Selon vous, de quoi la musique parle-t-elle?

                La musique peut évoquer la joie, la tristesse, l'angoisse, suggérer une journée ensoleillée, la nature, des paysages (mais, à mon avis, ne peut pas décrire, sauf exceptions, comme dans la Mer de Debussy, peut-être…). Elle peut aussi être héroïque, ou au contraire, indolente, sensuelle ou austère, bref elle contient beaucoup de possibilités.

                Comme certains artistes d'autrefois, vous parlez souvent du « sens de la nature »; cet amour de la nature, on le remarque dans plusieurs de vos œuvres: le 6e quatuor, les œuvres inspirées par la poésie de Francis Jammes, la 2e symphonie, par exemple.  Les titres « quatuor du Roussillon », symphonie du Printemps, ou les paroles choisies le disent; ce sens de la nature ne se retrouve-t-il pas  ailleurs, sans qu'aucun titre ne le signale ouvertement, dans la 1e symphonie, en particulier?

                Oui, dans la première symphonie, il existe, à mon avis, le sens de la nature, que l'on trouve aussi chez Beethoven, Brahms (2e symphonie), Bruckner, Mahler, Schumann (Scènes de la forêt), Sibélius, Magnard ou Milhaud, sans oublier bien sûr, Déodat de Séverac !

                Ce goût de la nature  correspond-il  à l'attirance nostalgique pour un monde révolu, et idéalisé: le village de Francis Jammes?

                Oui, il y a beaucoup de nostalgie dans ce monde révolu où, adolescent, je baignais dans la nature, dans un petit village méridional. « J'ai embrassé l'aube d'été » écrit Rimbaud.


                Pourriez-vous préciser ce que vous appelez « sens de la nature »? Et, selon vous, qu'est-ce que ces œuvres porteuses d'un « sens de la nature » peuvent transmettre au public?
                Il est difficile d'expliquer ce que l'on appelle « sens de la nature ». Pour moi, c'est une impression de bien-être, de clarté, de luminosité avec des instruments tels que la flûte ou le hautbois, par exemple. Ce sont des conventions, certes, mais si l'on compare la 5e et la 6e symphonies de Beethoven, par exemple, on voit immédiatement qu'il y a un changement de couleur, d'atmosphère, d'inspiration. La tonalité d'ut mineur d'un côté, de fa majeur de l'autre, tonalité « pastorale » indéniable, et l'orchestration est plus claire, plus ensoleillée dans la 6e.

                Nombre de vos œuvres s'acheminent vers une fin lumineuse ou sont baignées d'optimisme -même le Sanctus du Requiem-. Peut-on, en effet, parler d'un optimisme qu'exprimerait votre musique?

                Beaucoup de mes œuvres ont des fins baignées d'optimisme. Bien sûr, les 7e et 10e quatuors font exception, et de façon notoire. Mais les sonates pour violon et piano et violoncelle et piano se terminent toutes les deux de façon optimiste, ainsi que le trio pour violon, violoncelle et piano, les symphonies, les concertos, etc…

                Qu'est-ce qui vous rend optimiste?

                Rien ne me rend optimiste étant donné le monde dans lequel nous vivons, et surtout pas l'état de l'art actuel, et de la musique en particulier. Cela dit, entendre du Mozart, du Beethoven, du Schubert me rend plus heureux. Il y a aussi, depuis peu, un rejet de ce qu'on appelait « l'avant-garde », et cela peut en effet, rendre un peu optimiste. Mais qu'en adviendra-t-il ?


                Des œuvres comme le Cantique des Créatures, le mouvement lent de la 2e symphonie, le Requiem , la Messe pour chœur et cuivres, ou même le 2e mouvement du concerto pour flûte  témoignent d'une spiritualité profonde. Comment la définiriez-vous?

                Ce sont en général les textes qui motivent cette spiritualité. « S'élever le plus haut possible vers quelque chose qui nous dépasse », je n'ai plus la citation exacte de Fauré en mémoire, mais c'est de cela dont nous avons besoin, une aspiration vers le haut, vers quoi? T-a-t-il quelqu'un? Mais, pour le compositeur, comme c'est stimulant…

                Comment envisagez-vous l'emploi d'un texte religieux?

                Pour l'emploi d'un texte religieux, le Requiem ou la Messe par exemple, il faut, je pense, ne pas le suivre mot à mot, mais se laisser guider par l'atmosphère de chaque épisode: le Dies irae doit être angoissant et terrible, le Lacrymosa, gémissant et douloureux, le Sanctus, dans la messe, joyeux et optimiste. Et ménager les moments les plus intimes et recueillis aux soli. C'est le texte, religieux ou profane, qui commande l'inspiration.


[Entretien avec l'association Minstrels - novembre 2010]

Date de mise à jour du site : vendredi 9 décembre 2016 Copyright © 2012. Tous droits réservés.