Yvon Bourrel à propos de Vladimir Jankelevitch

Dans quelles circonstances avez-vous fait la connaissance de Vladimir Jankélévitch ?

Sachant, par ses écrits, et notamment son livre sur Ravel, qu'il aimait beaucoup la musique française, je lui ai envoyé le premier volume de mes Préludes qui venait de paraître; il m'a répondu très vite par une lettre élogieuse. Par la suite, grâce à mon ami Jean de Solliers qui le connaissait bien, nous nous sommes rencontrés chez Jean de Solliers, à Paris, mais beaucoup plus tard.

Vous rappelez-vous les sujets de conversation abordés lors de vos rencontres ?

La musique, bien sûr, pas du tout la politique, pour le reste, je ne m'en souviens pas. Mais tout ce qu'il disait était intéressant car il avait une vivacité d'esprit incroyable et s'intéressait à tout.

Avez-vous évoqué certains compositeurs plus particulièrement que d'autres ?

Il connaissait personnellement Mompou et nous a raconté que Mompou, passant un jour à Nohant, avait entendu Chopin jouer, qu'il en était persuadé. Il a parlé aussi de Déodat de Séverac, de Gabriel Dupont, de Louis Aubert, et de Janacek pour qui il avait beaucoup d'admiration. Il aimait aussi Liszt, et les musiciens slaves et russes. En ce qui concerne la musique contemporaine, il trouvait que Schoenberg avait une technique formidable, mais il ne s'y intéressait guère, alors qu'il aimait assez Kurt Weil, par exemple.

Si mon souvenir est juste, il vous a raconté avoir demandé à Mompou pourquoi il jouait si lentement ses œuvres, Mompou aurait répondu dans un sourire: « C'est moi qui les ai écrites ».

Ce n'est pas Jankelevitch, c'est le pianiste Jean-François Heisser qui m'a raconté cette anecdote.

Jankelevitch était un ami de la petite-fille de Déodat de Séverac; est-ce lui qui vous a mis en relation avec la famille de ce compositeur ? Avez-vous souvent évoqué la musique de Séverac avec lui ?

Non; j'ai rencontré le petit-fils de Déodat de Séverac en allant voir à Saint-Félix la maison du compositeur. Nous étions, ma femme et moi, avec un couple d'amis, les Evrard, à Lapradelle-Puilaurens, où j'ai une maison secondaire, et nous avons décidé d'aller à saint-Felix. C'est là que, bien que n'étant pas invités, nous avons frappé à la porte (pas moi, l'ami avec qui je me trouvais…) et que nous avons réveillé en pleine sieste Gilbert Blaque-Bélair, le petit-fils de Déodat de Séverac. Et nous avons tout de suite sympathisé, car il était très accueillant et très chaleureux; quant à estelle Delecourt, la petite-fille de Séverac, je l'ai connue beaucoup plus tard, après la mort de Jankelevitch. Pour en revenir à Jankelevitch, oui, nous avons très souvent parlé de Séverac, qu'il aimait beaucoup, surtout Héliogabale, un « étonnant chef-d'oeuvre », disait-il.

Certains propos de Jankelevitch vous ont-ils particulièrement marqué ?

Pas de propos en particulier, mais sa conversation était captivante, sans pédanterie mais trouvant toujours le mot juste, excepté lorsque nous parlions des compositeurs allemands.

Je me rappelle avoir vu Jankelevitch enthousiaste après la première audition de votre trio pour piano et cordes, à l'hôtel Herouët au début de 1979. Vous a-t-il parlé de cette œuvre ensuite ?

Il m'a dit, si je me rappelle bien, que cette œuvre était « très sonore » -il est vrai qu'il était au premier rang- pleine d'idées et d'invention, et le final, je crois, lui avait particulièrement plu.

Comment est venue l'idée qu'il écrirait une préface pour le deuxième volume de vos Préludes pour piano ?

Ce sont mes éditeurs de l'époque, à Toulouse, qui m'ont proposé de lui demander cette préface, ce qu'il a fait aussitôt. Comme il s'agissait du deuxième volume, il ne cite d'ailleurs aucun des 12 premiers Préludes.

Accordiez-vous à son soutien une grande importance ?

Bien sûr. Mais ce soutien fut essentiellement moral, car des encouragements venant d'un tel esprit, c'est essentiel pour continuer à écrire. Matériellement, en revanche, il ne pouvait, me semble-t-il, rien faire de concret, sinon d'assister à des concerts.

Est-il des points sur lesquels vos opinions divergent des siennes ?

A part Schumann, Jankelevitch n'aimait pas la musique germanique, ou très peu. Il la connaissait bien, pourtant, mais n'en parlait jamais, il parlait de alher, parfois, qu'il trouvait bien inférieur à Liszt dans son traitement d'un épisode du Second Faust, dans sa 8 e symphonie, et que Liszt a mis lui aussi en musique, dans sa Faust Symphonie.Il m'a dit un jour qu'il trouvait « assommant » le 12 e quatuor de Beethoven…Bien sûr, je n'étais pas d'accord, mais n'ai pas discuté, Jean de Solliers non plus, d'ailleurs.

Quelles impressions gardez-vous de l'homme et de l'ami ?

Je n'ai vu Jankelevitch chez lui ou chez Jean de Solliers que quatre ou cinq fois; je le rencontrais, sinon, lors de concerts où l'on jouait ma musique. Nous avons échangé une douzaine de lettres, mais n'étions pas des amis intimes. Ce dont je me souviens, c'est qu'il ne cherchait pas à briller, mais il se dégageait de lui un charme certain, et il exprimait des choses très profondes d'une façon simple et compréhensible.

Que pensez-vous, avec le recul, de ses écrits sur la musique ?

Ses écrits sur la musique, sur Ravel, sur Debussy, sur le Nocturne, la Rhapsodie, les mélodies de Fauré, Séverac, entre autres, me semblent essentiels et quasiment définitifs, car au philosophe se joignait le musicien, qui savait analyser une œuvre, qui était pianiste et qui comprenait de l'intérieur la musique dont il parlait. Son Ravel, par exemple, reste inégalé.

[Entretien avec l'association Minstrels - janvier 2011]