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Yvon Bourrel par J-M Sueur

         

          Rédigeant sa Préface au 2e livre des Préludes, Vladimir Jankelevitch usait d'une comparaison juste :  « Comme Chostakovitch dans le vaste cycle de ses Préludes et Fugues, Yvon Bourrel démontre de la façon la plus convaincante que les ressources du langage tonal ne sont nullement épuisées et qu'elles offrent encore à l'inspiration d'innombrables possibilités de renouvellement. ». A ce moment, seules les productions d'avant-garde se voyaient qualifiées de contemporaines et Chostakovitch ou Britten essuyaient les mépris de l'élite musicale; plus personne à présent ne songe à les regarder dédaigneusement, et la phrase de Jankelevitch nous incite de façon encore plus pressante à nous soucier d'Yvon Bourrel.

        L'auditeur découvrira un musicien  tonal ancré dans cette tendance de la musique contemporaine qui s'écarte des complexités de la première moitié du XXe siècle, polytonalité, sérialisme, ou surcharge de certaines œuvres post-romantiques, et tend à une clarification du langage. Mouvement analogue à ceux qui substituaient le madrigal à une polyphonie devenue trop dense ou le style des classiques viennois à la sophistication baroque.  La « simplification » voulue par Chostakovitch n'obéissait pas seulement aux exigences d'un art accessible aux masses, elle illustrait cette tendance, comme le faisait aussi, de façon très différente,  le « primitivisme » de Mompou, « primitivisme » et « simplification » ne devant pas, bien sûr, être pris au pied de la lettre; il s'agit de clarifier le langage pour ne pas étouffer le message ou, si l'on veut, de maintenir le langage dans sa fonction d'auxiliaire de la pensée.

          Sans rompre encore avec l'influence de Milhaud,  les premiers opus d'Yvon Bourrel portent  la marque d'un caractère artistique bien reconnaissable;  dans les années 60, le style gagne sa pleine autonomie, pour l'affirmer de façon éclatante en 1968, avec le cycle des Préludes pour piano opus 29. Prenant très consciemment le contrepied des idées prônées alors en France en matière d'écriture musicale, Yvon Bourrel célèbre le triomphe du lyrisme et de la tonalité, depuis l'ut majeur du premier Prélude nimbé d'une lumière d'Eden  jusqu'au ré mineur méditatif et quasi métaphysique du vingt-quatrième. Il ne déviera jamais de cette ligne. Son langage est si clair qu'il procure à l'auditeur une sensation de familiarité ; pourtant, il ne ressemble pas à celui des Romantiques, ni à celui des musiciens français du début du XXe siècle ; ce n'est pas le langage fauréen, ni le langage debussyste. Il jaillit généreusement, libre et neuf.

          Yvon Bourrel rejoint tous les musiciens qui assurent une continuité entre les musiques du passé et le vaste mouvement tonal qui se fait jour depuis les dernières années du XXe siècle. Se détournant des suites du post-romantisme et de la dissolution de la tonalité qui s'en est ensuivie, il est allé résolument vers le XXIe siècle  à l'orée duquel il écrit des pièces au langage quintessencié. Avec cela, dans ses tournures mélodiques, ses prédilections atmosphériques ou rythmiques, ces dernières gardant souvent un lien avec le folklore, sa musique révèle une parenté avec celles de Rameau, Chabrier, Séverac. Le finale de la sonate opus 53 rappelle certains des éléments dansants et méridionaux de Cerdana, sans que l'on puisse soupçonner, pourtant, la moindre velléité d'imitation

        Inscrit dans une lignée mais rejoignant une tendance contemporaine qui ne se contente pas de rassembler quelques "derniers romantiques" comme le disent parfois les frivoles,  Yvon Bourrel affirme de plus un tempérament très original ; sa musique ne ressemble à nulle autre. Elle possède un ton, une allure, une richesse du propos, une droiture de l'esthétique qui lui accordent une place singulière et sans doute prééminente dans le paysage musical français.  L'invention mélodique, le soin apporté à la forme, la clarté de l'écriture, le sens des proportions, la diversité des climats,  la netteté d'un style exempt de toute complaisance attestent d'un talent supérieur. Cohérence du propos et perfection formelle se dévoilent par exemple dans l'art des transitions, d'un caractère si naturel que leur aisance et leur économie pourraient n'être pas remarquées. Les dix quatuors à cordes, une véritable somme, la 2e symphonie avec son andante qui touche au sublime, les mélodies, dont Tristesses, cycle d'une beauté rare, l'admirable musique sacrée, la musique pour piano, si variée, aucun opus ne répète un autre, un catalogue dans son entier  justifient le rapprochement avec Chostakovitch ou d'autres musiciens de grande envergure. Bien des mélomanes seraient surpris s'ils découvraient soudain qu'un tel musicien vit parmi eux, dans l'obscurité. Durant les décennies de proscription de l'expression tonale et mélodique, Yvon Bourrel dut braver l'indifférence ou le mépris ; il fallait qu'il pût s'appuyer sur une force intérieure peu commune, et cette force donne à sa musique une vitalité, ou, plus justement, une vie qui la distingue de ce qu'on a pris coutume d'admirer et la place souvent au-dessus. La science la plus grande, la volonté la plus affichée de modernisme pèsent peu face à la force intérieure. On ne saurait dire pour autant qu'Yvon Bourrel manque de science ou que son langage ne soit pas actuel, son art raffiné de la modulation en témoigne ; mais ce langage, si personnel, a su  décanter le modernisme pour se faire, sans doute, atemporel, comme celui de tout grand musicien.

J-M Sueur - avril 2015

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